Il se passe rarement une semaine en Guinée sans qu’un édifice public ou privé prenne feu. Le phénomène devient inquiétant et pousse le gouvernement à sortir de ses gonds. Pour en parler, nous avons interviewé Mohamed Kouyaté, un spécialiste de la protection civile.
Guinee7.com : il y a quelques semaines nous parlions des incendies à répétition en Guinée mais surtout de la protection civile. Le gouvernement, selon le compte rendu officiel du Conseil des ministres, s’est résolu à renforcer les capacités actuelles opérationnelles des sapeurs-pompiers. Votre réaction ?
Mohamed Kouyaté : Je vous remercie pour cette opportunité que vous m’offrez pour m’exprimer sur un secteur qui me tient à cœur et qui est l’un des pans importants de mon champ d’activité. Avant, Je tiens d’abord à manifester ma profonde compassion à l’égard de nos compatriotes qui sont endeuillés et qui sont victimes des différents sinistres enregistrés ces derniers temps en Guinée et en dehors de notre pays. Puissent-ils avec l’aide de Dieu, surmonter avec foi et abnégation cette difficile épreuve qu’ils traversent ces temps-ci ! Ensuite, j’aimerais remercier le Gouvernement de notre pays pour avoir compris qu’il y a péril en la demeure. Avec humilité, J’ai réalisé qu’ils ont eu vent de la première interview que j’ai accordée avec vous sur la problématique de la protection civile et la gestion des multiples incendies qui accablent nos concitoyens et, me semble-t-il, ils ont retenu certaines propositions que j’ai esquissées dans ladite interview comme le renforcement de capacités de la Protection civile (PC), le contrôle des matériaux électriques et l’application effective du code des assurances. C’est une bonne chose. Cependant, il aurait été plus judicieux de revoir la question de la Protection civile et des risques de façon plus globale sous le prisme structuro-fonctionnel. En effet, le commun des mortels a souvent tendance à associer de façon simpliste, les pompiers aux incendies alors que ceux-ci (incendies) ne représentent qu’une infime partie de leur mission. Beaucoup ne savent pas que les Sapeurs-pompiers doivent être mobilisés à tout moment pour des secours d’urgence aux personnes, des accidents de circulation, en cas de risques industriels d’épidémies ou de catastrophes naturelles ou chimiques, c’est pourquoi j’invite notre Gouvernement à pousser davantage la détermination pour la qualification de notre Protection civile sur 360 degrés car il y a beaucoup de choses à faire dans ce secteur tant dans la personnalité juridique de la Protection civile que dans la règlementation en passant par la logistique et la formation adéquate des agents.
L’opinion publique comprend aujourd’hui que la protection civile est le parent pauvre du grand secteur de la sécurité. Réellement, quelle place devrait-elle avoir de nos jours dans une agglomération comme Conakry en particulier et dans les autres villes de l’intérieur du pays ?
C’est une pertinente question que vous me posez-là. En réalité, dans bien des pays aujourd’hui, la protection civile est un corps d’élite. Un secteur qui requiert l’excellence. Ailleurs dans le monde même tout près d’ici dans certains pays de la sous-région, la Protection civile est considérée comme un élément important et membre à part entière de la Sécurité intérieure où ne peuvent travailler que des agents qui ont un excellent niveau technique et académique. A titre d’exemple, en Côte-d’Ivoire, pays que je connais bien, lors des concours de recrutement des forces de défense et de sécurité (FDS), les premiers et seconds meilleurs candidats veulent la plupart aller à la gendarmerie ou chez les pompiers car l’état a su rendre attractif ce secteur puisqu’ayant compris que les sapeurs-pompiers doivent avoir à la base une formation académique soutenue afin d’amortir la charge pondérale du métier de pompier. Dans ce pays, l’exigence veut que les pompiers soient des ingénieurs ou qu’ils aient au minimum le niveau bac validé eu égard aux exigences du métier. En effet, les pompiers professionnels sont amenés dans ce pays à faire parfois des calculs complexes comme la pression atmosphérique, la température, le flux d’évacuation d’établissements recevant du public (ERP) et d’immeubles de grande hauteur (IGH), la certification de normes sécuritaires de construction d’immeubles ou d’installations classées ou d’industries, etc.
Qu’en est-il réellement chez nous ?
Au demeurant, reconnaissons que la Protection civile de Guinée dans sa configuration actuelle, toutes proportions gardées, ne peut valablement réaliser sa mission dans le Grand Conakry a fortiori dans tout le pays. Les raisons sont connues de tous : manque de moyens logistiques, effectifs insuffisants de personnels, formation du personnel à revoir, retard de l’État dans la production et la vulgarisation de textes normatifs de prévention et de règlementation de la PC, etc.
A titre illustratif, en France, rien que dans la Capitale, la brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris comprend 81 casernes dont 77 centre de secours.
Tout près de nous, en Côte d’Ivoire, l’Office National de la Protection Civile compte 30 Centres de Secours et d’Urgence (CSU) avec chacun une dizaine de fourgons pompes tonnes (FPT), appellation technique de camions citernes incendies. Ce pays compte 1174 pompiers militaires (Groupement des Sapeurs-pompiers Militaires : GSPM) avec 135 engins, 1751 pompiers civils, des milliers de pompiers réservistes et de pompiers volontaires avec plus de 200 engins.
Où en sommes-nous, chez nous ? Il faut que l’état guinéen travaille avec des experts de la Protection civile pour sortir notre pays de cette longue léthargie. Permettez-moi juste de rappeler que notre Protection civile guinéenne existe depuis 1954 alors que ses homologues de la sous-région n’ont été créées qu’après les années 1960.
Les incendies, après leur survenue, laissent des conséquences désastreuses sur la vie des victimes : économie, sociale, environnement etc. Les gens appellent, chaque fois, l’État et les personnes de bonne volonté au secours. Comment l’État peut bien remédier à tout cela ? Y a-t-il des mécanismes à mettre en place ?
Les sinistres, comme je vous l’ai dit dans ma précédente interview sont inhérents aux organisations humaines. Sans passer pour un donneur de leçon, permettez-moi de dire que la protection civile relevant du domaine régalien, le travail de notre État devrait se situer à deux niveaux :
- En amont : l’État via la Protection civile et son département ministériel doivent produire des textes de règlementation de sécurité incendie et les paniques comme :
- Le Règlement de sécurité contre les risques d’incendie et de paniques dans les établissements recevant du public (ERP) ;
- Le Règlement de sécurité pour la construction des immeubles de grande hauteur et leur protection contre les risques d’incendie et de paniques (IGH) ;
- Les Dispositions générales relatives à la prévention des risques d’incendie dans les installations classées ;
- Les Dispositions générales relatives à la prévention des risques d’incendie dans les installations d’exploitation et de transports d’hydrocarbures au sein d’installations classées et sensibles ;
- Le Règlement général de transports de marchandises dangereuses par voies terrestres (dit «TMD »)
- Le règlement général de construction et d’exploitation d’entrepôts et magasins ;
- En aval : l’État doit assurer le contrôle scrupuleux des normes de protection et sécurité tant chez les particuliers que chez les professionnels et même dans les bâtiments administratifs. Sérieusement, combien de bâtiments administratifs répondent aujourd’hui aux normes de sécurité incendie en Guinée ? Je n’en connais pas, à ma connaissance. Prenons le cas plus illustratif, le palais du peuple. Un espace qui reçoit des milliers de Guinéens par jour. Ce complexe ne répond aujourd’hui à aucune norme de sécurité incendie et contre les paniques : pas de colonnes sèches ni de colonnes humides, pas d’extincteurs portatifs, pas de RIA (Robinet d’incendie armé), pas de poteaux d’incendie ni de bouche d’incendie, pas de portes coupe-feu, pas de plan des installations électriques, pas de plan d’évacuation et de secours, et on ne connait même pas aujourd’hui son flux d’évacuation, etc. alors que paradoxalement, une grande partie de ce complexe a été rénovée et modifiée ces derniers temps. Le risque est énorme.
La gestion des risques reste une vraie question dans notre pays et sur beaucoup de secteurs, bref de la vie de tous les jours. Quelle politique publique mettre en place ?
Vous me posez-là une autre bonne question monsieur le journaliste. Avant de parler de politiques publiques, il faut d’abord parler de volonté politique et chez nous, depuis la première République, cette volonté avait fait défaut. C’est ce qui a fait de notre protection civile un parent pauvre de la sécurité intérieure. Ce n’est qu’en 2020-2021, que notre État a commencé à se réveiller dans ce sens. Et vous vous souviendrez que j’avais dit dans ma précédente interview que le gouvernement déchu avait fait recours au système des Nations Unies pour l’aider à réorganiser la Protection civile et moi j’avais été recruté par l’OIM pour mener une étude dans ce sens. Je suis heureux de savoir aujourd’hui que le Gouvernement actuel du Général DOUMBOUYA veut continuer cet ambitieux projet de requalification de notre Protection civile. Cette ferme volonté politique ayant été affichée, il faut la transformer en politiques structurantes et structurelles pour le bien de notre pays et de nos concitoyens et dans ce sens, je crois que l’une des premières choses à faire est de doter notre pays d’une loi ou une stratégie nationale visant à renforcer la prévention, la protection et la lutte contre l’intensification et l’extension du risque incendie en République de Guinée. Cette loi viendra s’ajouter aux dispositions que j’ai citées en amont, lesquelles dispositions pourraient être publiées par des arrêtés ou des décrets afin de parer au plus pressé. Je signale que notre pays n’a, sauf erreur de ma part, jamais eu de textes normatifs par le passé pour prévenir et juguler les risques d’incendie et de paniques.
Il faut aussi, réorganiser profondément notre Protection civile et lui permettre d’avoir les moyens de sa régalienne mission comme revoir sa personnalité juridique qui doit être compatible au caractère urgent de sa mission, promouvoir et diversifier ses sources de financement, améliorer le niveau de connaissance des agents, augmenter l’effectif du personnel, doter la Protection civile de nouveaux engins.
Vous observez bien la société guinéenne, faites-nous part de votre constat ?
Je n’aimerais pas passer pour un pessimiste mais j’avoue qu’au regard de ce qui se passe en Guinée, nous sommes assis sur une bombe à retardement tant les risques sont grands partout. Il y a du boulot ! On me parle quasiment d’incendie chaque jour que Dieu fait chez nous. Ces incendies pour la plupart sont liés d’après les témoignages de sinistrés aux courts-circuits. La question que je me pose est la suivante : est-ce que l’État a institué un contrôle obligatoire des installations électriques en Guinée avant raccordement des bâtiments aux lignes d’EDG ? Avons-nous des normes d’installation électriques en Guinée ? Est-ce que des contrôles sont organisés par la Protection civile pour s’assurer du respect de ces normes ? EDG est constamment accusée à tort ou à raison d’être à l’origine des courts-circuits, est-ce que depuis, l’État a créé un organe de contrôle et de certification des normes guinéennes quand on sait que nos marchés sont bondés de matériaux d’électricité de tous genres avec souvent de qualités douteuses ?
Je pose ces questions car je viens de rentrer d’une double mission de travail qui m’a conduit à Bujumbura et à Abidjan, dans ces pays, pour qu’un bâtiment soit électrifié, il faut un avis de contrôle de sécurité de l’ONPC ou de la Société nationale d’électricité qui certifie que les installations électriques répondent aux normes nationales en vigueur. Quid de Guinée ? Aussi, faut-il signaler qu’aucun édifice public comme privé recevant du public n’est construit dans ces pays aujourd’hui sans la certification de la Protection civile eu égard aux normes de sécurité incendie et panique. Je viens de visiter le chantier de construction du grand marché de Bouaké qui est supervisé par l’ONPC Côte-d’Ivoire où à chaque étape, un rapport intérimaire est produit et mis à la disposition du gouvernement et des promoteurs du projet. Il en a été de même lors de la construction du grand marché de Koumassi. C’est une obligation. Nous devrions nous inspirer de ces bonnes méthodes de nos voisins. Et je vous le dis, vous pouvez le vérifier, il y a des immeubles qui sont en cours de démolition à Abobo et à Adjamé au moment où je vous parle car ces bâtisses ne répondent pas aux normes de sécurités édictées par l’État ivoirien.
Qu’est-ce qui fait la différence entre les États en matière de gestion des risques ?
Permettez-moi de rappeler une fois de plus que les risques sont inhérents aux organisations humaines et que le risque zéro n’existe pas. Ceci ayant été dit, nous avons jusqu’ici privilégié le rôle de l’État. D’une certaine manière, c’est la constitution du risque en une « affaire d’État » qu’il s’agit d’appréhender, ou comment une activité contestée localement en venait à faire l’objet d’un traitement comme problème public qualifié de risque par les services centraux de l’État ?
Ce qui différencie généralement les États, ce sont leurs niveaux de capacité, d’intervention et de gestion du risque. En effet certains états ont très vite compris aujourd’hui que nous sommes dans « une société du risque » et en tant que telle, ils se sont adaptés. Ces états contribuent par une production de données et de règles, de dispositifs et de normes, et ils se battent de façon structurelles à répondre aux multiples incertitudes qui ont été associées à l’activité de leurs concitoyens. Dans bien des pays, l’état en tant que gardien de l’intérêt général et protecteur des citoyens, organise et planifie la gestion de crise qui sont généralement des conséquences des risques. J’ai envie de croire que notre pays fera tout pour apporter une réponse structurelle efficace à la question de notre protection civile qui, soit dit en passant, est un acteur à part entière de notre sécurité intérieure.
interview réalisée par la rédaction
Last modified: 16 mai 2024